Ma mère aussi a souvent pressenti de grands dangers. Elle était parcourue de vibrations quand les autorités ont recouvert le pays de canaux électriques, les premiers téléphones portables lui faisaient sentir son cerveau qui brûlait sous son crâne et quand ma cousine Clara a fait du diabète, ma mère a dit j’ai toujours su que leur maison ferait du mal à leurs enfants.

C’est que les parents de Clara s’étaient installés devant un pylône à haute tension qui propageait le courant dans tout le village. Ma mère dit que quand elle entrait dans leur maison, elle pouvait sentir une énergie lui parcourir le corps. Les parents de Clara avaient beaucoup d’enfants, alors quand on partait en vacances avec eux ils achetaient les yaourts par douze du supermarché et des sacs de pâtes du supermarché eux aussi. Ma mère ça l’énervait, parce qu’elle nous avait toujours appris quand on était gosses que mieux vaut un bon yaourt une fois que des yaourts de merde toute la semaine. Alors quand on était petits, on avait des crèmes au chocolat une fois par semaine et une boîte de chocolats très chers une fois par an pour Noël. Et c’était un chacun le soir avant de dormir. Mon frère qui à l’époque était encore un mage faisait des sons quand il mangeait du chocolat et nous on le regardait pour voir d’où venait le son. C’était un mélange de concentration et de plaisir qui venait du ventre comme les chanteurs de l’Opéra ou les gens qui ont fait du théâtre. La nuit, mon frère se réveillait et allait lécher les chocolats tout en s’interdisant de les manger. Ma mère s’en est rendu compte le matin parce que tous les chocolats brillaient beaucoup plus que la veille.

À l’époque, quand mon frère disait quelque chose, on l’écoutait et ma mère notait ce qu’il avait à dire. J’ai l’impression que je travaille à partir des miettes que mon frère a laissé avant sa transformation.

Ma mère, hormis les réseaux électriques, pouvait aussi sentir la pensée des lieux et des gens. Avec mon père quelques années après leur mariage, ils ont commencé à s’appeler en même temps au téléphone. Et lorsque l’un décrochait, il prononçait exactement ce que l’autre s’apprêtait à dire. La télépathie a fonctionné jusqu’au jour de la mort de mon père, et fonctionnait aussi avec les lieux: quand on déménageait, ma mère décidait seule de la maison. Elle vérifiait les vibrations électriques, les ondes de la maison et s’assurait qu’on y serait bien les seuls esprits à l’habiter. Une fois, ma mère était malade et n’a pas pu choisir une maison quand on est partis vivre sur une île. Lorsqu’on a déménagé, il nous arrivait des choses abominables à répétition. Accident de voiture de mon père, perte des doudous fétiches de mon frère les uns après les autres, et autres pertes et blessures.

La dame qui venait repasser les chemises a fini par confier à ma mère que la ravine sur laquelle était située notre maison s’appelait ravine à malheurs, et qu’elle portait ce nom puisqu’au temps de l’esclavage, on y jetait les hommes qui avaient essayé de s’enfuir. La maison était maudite, on est partis et ma mère a trouvé une autre maison.
Une proposition d'Emma Cambier